Tenir ce petit être fragile qui faisait son entrée dans le monde pour la première dans ses bras et plonger son regard dans ses iris bruns : pour Henry, cela avait été le sentiment le plus incroyable au monde. Et cela l'était toujours. Ce sentiment ne l'avait jamais quitté et perdurait depuis bientôt 18 années, chaque jour grandissant, devenant plus fort, plus inaltérable. Certes, il y avait eu Zach, avant elle, mais ce n'était pas la même chose. Henry, depuis toujours, voulait une fille ; quand on avait toujours vécu entouré de sœurs, cela avait sûrement une logique quelconque... D'autant plus quand ces dernières avaient disparues sans même que vous ayez une chance de leur dire au revoir. Il se souvenait encore le jour de son départ, ses explications confuses, et la petite dernière qui essayait de le retenir dans les escaliers... Il l'avait repoussée en lui disant qu'il reviendrait vite la voir. Il ne l'avait jamais fait. Il ne la reverrait jamais plus. S'il avait une fille, il s'était toujours dit, au fond de lui, qu'elle serait spéciale : et elle porterait le prénom de sa jeune soeur. Comme une sorte d'hommage posthume, ou peut être était-ce une façon de ne jamais oublier. Non pas qu'il s'en pensait capable un jour... Simplement qu'il souhaitait la garder en mémoire. Et, quelque part, inconsciemment... La garder « en vie ». Du premier jour jusqu'au dernier, il s'était promis une chose, une seule : il ne laisserait jamais rien arriver à sa fille. À Lara. Jamais. Pas question de laisser le drame qui l'avait frappé se reproduire.

L'odeur de fumée était omniprésente, s'incrustant dans chaque fibre, s'infiltrant dans chaque pore de la peau, et continuant de se faire sentir même longtemps après être sortis des décombres calcinés, comme si elle avait décidé de faire son nid contre ses parois nasales... Mais par dessus tout, c'était celle de la chair brûlée, la pire de toute, émanant des cendres encore fumantes. Ses yeux gonflés par la tristesse et la morsure de l'air saturé de suie, il avait avancé dans la maison de son enfance quasi-à l'aveuglette, sans hésitation. Même si elle était méconnaissable ainsi mutilée par les flammes, il la connaissait toujours par cœur, quatre ans après y avoir mis les pieds pour la dernière fois. Il avait poussé les portes des chambres les unes après les autres sans un mot. Pris dans leurs sommeils... Tous autant qu'ils étaient. C'était donc ainsi que sa famille avait péri. Henry n'aurait su dire à ce moment là si c'était une bonne chose ou non. La seule chose à laquelle il pouvait penser, à ce moment là, était que cela n'aurait jamais dû arriver. Il ne comprenait pas le fait même que cela fut possible. C'était... tout bonnement impensable. Le cœur réduit en un morceau de chair compressé au fond de sa cage thoracique, le jeune homme de vingt-deux ans s'était arrêté plus longuement sur le seuil de la dernière porte, incapable de produire plus d'une pensée cohérente à la suite. La chambre de ses parents. Celle d'où le feu était parti. Son père avait été le premier à mourir. A partir de là, tout s'était enchaîné. Sa mère et ses sœurs n'avaient eu aucune chance, et le brasier les avait prise elles aussi, les unes après les autres. Là, debout au milieu de la pièce, ses genoux tremblant s'entrechoquaient. Il n'eut conscience du son qui montait dans sa gorge qu'au moment où les mots dépassaient ses lèvres, en un flot discontinu.
« Ça n'aurait pas dû se passer comme ça, elles auraient dû... Elles auraient dû pouvoir se protéger, TU aurais dû les protéger ! »
Son poing avait écrasé le montant du lit dont un morceau s'était détaché. Il n'y prêtait aucune attention.
« Tu aurais dû les protéger comme je l'avais toujours fait, c'était ton RÔLE, ton METIER ! » Ses mâchoires se crispèrent violemment alors qu'il prononça les derniers mots dans un sifflement furieux : « Mais c'était avant tout ta fonction de père, et ta mission de protecteur. Tu n'as pas trahi que ta famille ce soir. Tu as trahi ta cause. »
Il s'était laissé choir contre l'armoire dans un craquement sourd. Alors, il avait su. Tout était devenu clair.
Le souvenir était intact. Indélébile. Jamais dans ses tripes il n'avait senti plus fort que ce jour là ce qu'il était : sa nature, qu'il avait tenté d'oublier. Le chasseur qu'il n'était pas devenu, mais avait toujours été. Ce jour là, en même temps que quelque chose s'était brisé, autre chose était né en lui. Plus qu'une certitude...
« Je ne serais jamais un père... Ni un chasseur comme toi. »
Une promesse. Et le début d'une obsession.

uc.