Tout le monde aime les weekends. Car qui dit weekend dit journées libres, grasse-matinée, sorties entre amis… ce qui est toujours mieux que la routine scolaire. Mais dans ce cas, Lüz ne pouvait pas être assimilée au le lot des gens « normaux ». Les weekends, elle les trouvait stressants depuis son arrivée à la Nouvelle-Salem un an plus tôt. Déjà. Comme tous les matins, l’adolescente s’extirpa de son lit aux aurores, fuyant les cauchemars que lui inspirait sa chambre. Elle n’avait jamais été très difficile, pourtant, et trouver le sommeil quel que soit le niveau de confort n’était habituellement pas un problème pour elle… chez son père, les choses étaient tout autres pourtant. Retenant un frisson lorsque ses pieds se posèrent sur le carrelage glacé, elle resta un instant immobile pour s’assurer que tout était encore silencieux, et ce fut avec un soupir de soulagement qu’elle se décida enfin à quitter sa chambre en constatant que c’était bel et bien le cas. À l’extérieur, le quartier lui-même semblait encore endormi, immobile, et elle s’assit sur le rebord large d’une fenêtre trop grande pour regarder la route immobile, son téléphone en main. texte ou texte pas? ― telle était la question du jour. Elle hésitait depuis un moment maintenant, mais il y avait tout de même une limite à la patience! … même à la sienne. Elle se mordilla nerveusement la lèvre inférieure en pesant le pour et le contre.

La raison de son dilemme? Un projet fumeux made by Jimy, quoi d’autre! Depuis des années que Keith tournait autour de Lara, son meilleur ami s’était finalement mis en tête de lui donner un coup de pouce en faisant en sorte que la jeune femme se retrouve plus souvent avec eux. En l’entendant lui soumettre son idée, Lüz était restée sans voix : séduire Lara…? Voila qui promettait de compliquer les choses plutôt que de les arranger! Mais elle était elle-même une telle buse en matière d’histoires d’amour et n’avait tellement pas d’expérience sur le sujet qu’elle avait préféré ne rien dire, faisant comme toujours aveuglement confiance à Jimy et ses idées farfelues. Et puis il ne demandait pas vraiment son avis; à l'entendre, il donnait plutôt l'impression de lui présenter l'idée du siècle... et elle ne s'était pas senti le courage de casser son délire alors qu'il semblait particulièrement fier de son coup. Ah, faiblesse... quand tu nous tiens. Seulement voila : ce qui devait n’être que l’affaire de quelques semaines tout au plus avait fini par prendre d’autres proportions. Keith n’avait pas fait un pas qui puisse le rapprocher de Lara. Lara qui, elle, avait fini par s'attacher à Jimy. Lüz s'était sentie de plus en plus mal à l'aise avec la brune au fur et à mesure que le temps s'écoulait et que cette dernière s'accomplissait dans sa relation de couple. Parce que tout cela n'était que faux semblants, et qu'elle craignait le jour où Jimy finirait par avouer que son numéro du petit-ami parfait n'avait eu pour but que de la rapprocher d'un autre garçon. Sauf que...

L'adolescente fronça les sourcils en entendant des pas derrière elle. Soupirant un bon coup pour se donner du courage, elle s'empressa d'enchaîner quelques touches et d'envoyer le texto composé à la va-vite avant de se tourner pour faire face à la mine endormie de son père.

« Tu n'as pas cours ce matin? », lui lança-t-il en guise de bonjour avec les yeux aussi écarquillés que ceux d'un hibou mal luné.
« On est samedi, répondit-elle patiemment. Je n'ai pas cours aujourd'hui. »
« Oh.. Il se frotta un instant le front, comme pour se remettre les idées en place, et elle remarqua qu'il avait une fois de plus dormi avec ses habits de la veille. Et... ― un coup d'oeil en arrière ― dans la pièce étriquée qui lui servait de bureau. Bureau dans lequel elle n'avait jamais osé mettre les pieds : à chaque fois qu'elle tentait de le faire, c'était comme si son esprit était détourné de son objectif, si bien qu'elle se trouvait tout à coup une autre occupation que celle qu'elle s'était fixée. Est-ce que tu... hum. Tu voudrais qu'on fasse quelque chose tous les deux? »
« J'ai rendez-vous avec Jimy, s'empressa-t-elle de répondre en un refus sous-entendu... avant que les remords ne l'assaillent. Mais je peux toujours annuler, bafouilla-t-elle en jouant nerveusement avec le téléphone qu'elle avait encore en main. C'est moi qui lui ai proposé qu'on se voie alors ça ne le dérangera pas... je crois. Et puis ce n'était pas urgent. Enfin si, mais... il... ça ne le dérangera pas. »
« Inutile ― il souriait d'un air qui se voulait rassurant. Ça peut attendre tes prochaines vacances. Quand reprends-tu les cours, déjà? » Perplexe, elle répondit néanmoins d'une voix douce :
« Je ne suis pas en vacances. J'étais en cours hier, tu te souviens? » Sa main passa sur son menton tandis que son regard se perdait au loin.
« Oui... sûrement. »

Lüz sauta au bas de son perchoir et l'attrapa par le bras pour le conduire jusqu'à la table de cuisine. D'une légère pression sur ses épaules, elle le poussa à s'asseoir.

« Je ferai des courses en rentrant. Tu penses avoir besoin de quelque chose? Vague geste probablement significatif d'un 'non'. Elle mit à bouillir de l'eau pour couler le café, deux toast à griller, une barre de chocolat et le beurre sur la table. Je vais me préparer. Mange, d'accord? »

En levant les yeux vers lui elle constata qu'il fixait un point du mur qu'il était seul à voir, le front plissé, perdu dans des réflexions qu'il ne partagerait pas avec elle. Lüz s'éclipsa sans un bruit alors même que plusieurs heures la séparaient encore de celle qu'elle avait proposée à Jimy.


À son arrivée à la Nouvelle-Salem, Lüz avait entendu toutes sortes d'histoires à propos de la crique qui bordait la ville à l'ouest. Celle qui était revenu le plus souvent ― la seule qui se soit d'ailleurs vérifiée ― prétendait qu'une femme avait été retrouvée morte sur la baie deux décennies plus tôt et que l'affaire de son meurtre n'avait jamais été résolue depuis. C'était la raison pour laquelle Lüz s'était montrée plus que réticente la première fois que Jimy avait voulu lui montrer cet endroit; mais il avait éclaté de rire en lui rappelant qu'elle n'avait rien à craindre... n'était-elle pas accompagnée de celui-ci qu'elle avait affectueusement surnommé son chevalier en armure blanche? Quelqu'un de raisonnable aurait probablement opposé à cet argument qu'un adolescent ne pourrait pas grand-chose face à un potentiel assassin, mais elle avait été étrangement apaisée. Suffisamment pour lui faire confiance, comme à chaque fois, et le suivre. Depuis, l'endroit presque délaissé par la majorité des habitants de la ville était devenu une sorte de refuge pour eux, et c'était là qu'ils se rejoignaient lorsqu'ils voulaient se parler seul à seule. Cette fois n'avait pas dérogé à la règle. Après avoir contourné CrowHaven et dépassé le cimetière, Lüz ôta ses écouteurs de ses oreilles et délaissa ses chaussures pour se jucher sur une pierre qui surplombait l'eau froide, s'amusant à y tremper le bout de ses orteils avant de regarder l'heure. Jimy ne devrait plus tarder.

Lüz ne s'était pas attendue à ce que Jimy débarque plusieurs minutes en avance, ce qui ne l'avait pas empêchée de se ronger nerveusement l'ongle du pouce en espérant ardemment qu'il ait une illumination subite. Et comme de fait, il choisit cet instant pour arriver, se jetant dans l'eau sans plus d'égard pour ses vêtements ou... son téléphone? Elle secoua la tête d'un air faussement désespéré, bien qu'un sourire amusé jouait déjà sur ses lèvres alors qu'il se hissait sur la roche pour la rejoindre en se débarrassant, au passage, de sa veste et son t-shirt trempés. Depuis qu'ils se connaissaient il l'avait plus d'une fois poussée dans ses retranchements sans même que ce soit volontaire, et elle se rappelait encore du couinement choqué qu'elle avait émis bien malgré elle la première fois qu'il avait osé s'afficher torse nu devant elle. Sans parler de la façon dont elle avait rougi jusqu'à la racine des cheveux avant de fermer résolument les yeux, mortifiée, et de se mettre à bafouiller comme une idiote. Dire qu'il s'était fichu d'elle cette fois-là était un sacré euphémisme! Mais c'était peut-être ce côté de son caractère qui avait fini par la rendre si à l'aise avec lui : quand ils étaient ensemble, il n'était pas question du fait qu'elle soit une fille, lui un garçon, ni des gestes empruntés ou des ambiguïtés qui venaient presque naturellement s'y ajouter... elle n'était même pas capable de s'expliquer comment il avait réussi à percer des défenses qu'elle n'avait même pas conscience en temps normal de dresser autour d'elle, en dépit de sa nature sociable et de ses sourires avenants.

« Salut toi ! Je m’attendais pas à te voir avant plusieurs minutes. »
« Je me disais justement la même chose à ton sujet! À croire que je sous-estime encore la dévotion de mon preux chevalier », plaisanta-t-elle en rejetant légèrement la tête en arrière, les paupières à demi-closes pour profiter d'un rayon de soleil bienvenu. Une journée tranquille, du beau temps et Jimy ― que pouvait-elle demander de plus? Il la ramena pourtant à la réalité en quelques mots en lui rappelant la raison de leur présence à la Crique.
« Ca va ? Ton message de ce matin m’a un peu inquiété tu sais. Elle s'apprêtait à lui répondre quand il plaqua un baiser sur son front, une multitude de gouttelettes l'arrosant tandis qu'il la surplombait de toute sa taille. Oh désolé, tu vas être toute mouillée toi aussi. » Et il riait, lui souriait alors même qu'en lui... ce devait être le tumulte total. Non? Jimy qui l'avait tirée de si nombreuses fois des mauvaises passes dans lesquelles elle s'était fourrée sans le vouloir, Jimy qui réparait ses maladresses, Jimy qui la retenait lorsqu'il le pouvait de commettre un impair, lui épargnant autant que possible problèmes et expériences désagréables depuis un an. Et elle... elle qui se contentait d'acquiescer à ce qu'il disait, lorsqu'il lui confiait quelque chose, en calculant mentalement à quel moment tout éclaterait en morceau sans même tenter de l'arrêter! C'était comme si tous ses manquements en tant qu'amie lui éclataient au visage face à ce simple rictus amusé, cette question qui aurait pu paraître anodine. Ça va? Ce n'était pas à lui de lui demander ça! Comment pouvait-il s'inquiéter pour elle ou à cause d'elle alors qu'elle avait l'impression de l'avoir honteusement abandonné? Ou plutôt, non. Elle l'avait plutôt laissé livré à lui-même, et ce n'était pas franchement mieux.

« Ça ne va pas, non!, lâcha-t-elle sans pouvoir se retenir, avant même de se rendre compte qu'elle s'exprimait à voix haute. Son propre éclat la prit un instant de court avant qu'elle ne plonge son visage dans ses mains, étouffant une exclamation mortifiée. Comment pourrait-il en être autrement alors que... je suis tellement, tellement stupide! ― marmonna-t-elle entre ses paumes, s'interrompant pour prendre une profonde inspiration et parler clairement. Ce n'était pas en monologuant tantôt intérieurement tantôt tout haut qu'ils finiraient par aborder ― et accessoirement régler, d'une manière ou d'une autre ― le problème pour lequel elle l'avait appelé! Elle ancra ses prunelles brunes dans celles de son ami, laissant transparaître toute la culpabilité, la déception et un zeste de colère qu'elle s'inspirait à elle même. Mais comme à chaque fois que l'émotion, quelle qu'elle soit, l'emportait sur la raison, elle peinait à exprimer clairement le message qu'elle voulait faire passer. C'est toute cette histoire avec Lara et Keith. J'y ai beaucoup pensé ces derniers temps, mais je ne savais pas comment aborder le sujet et j'ai juste... laissé couler. Je me suis dégonflée! Alors que j'aurais dû te dire depuis longtemps que... nom de dieu, Jimy, pourquoi a-t-il fallu que tu t'en mêles? Ce n'était pas si mal qu'il se tournent autour encore des années avant de se rendre compte qu'ils tenaient l'un à l'autre! Mais non, il a fallu que je te laisse te mettre en tête de faire avancer les choses et tout est devenu... tellement... compliqué. »

Elle n'avait même pas conscience que ses mots portaient à confusion, résonnant comme des reproches. Il s'agissait bel et bien de cela, mais ils ne s'adressaient nullement à lui ― plutôt à elle, à vrai dire. L'énergie l'abandonna alors qu'elle prononçait ces derniers mots et ses épaules s'affaissèrent, témoignant de son désappointement. Pouvait-elle encore lui être d'une quelconque aide, au stade ou en était toute cette affaire? Elle n'en était pas certaine mais, foi de Lüz, il n'était pas dit qu'elle abandonnerait pour autant! Elle saisit l'une des mains de Jimy entre les siennes et la serra fort avant de l'attirer brusquement contre elle, l'entraînant dans une étreinte qui, elle l'espérait, lui laisserait percevoir à quel point elle le soutenait.

« Si tu savais comme je m'en veux! Je ne peux pas croire que j'ai laissé la situation s'envenimer au point que tout finisse par se retourner contre toi. Elle mettait enfin des mots sur ce qui la rongeait depuis des jour. Elle se détacha de lui, gardant malgré tout les doigts ancrés sur ses épaules. Et quand je dis ça je ne parle même pas de Keith, je suis convaincue que les choses finiront par s'arranger entre vous quand il comprendra que tu n'as fait tout ça que pour l'aider. Ce qui m'effraie le plus, c'est que... elle se mordit la lèvre inférieure, souhaitant de tout son coeur ravaler ces mots trop significatifs. Mais ne pas les dire ne signifiait pas qu'ils n'étaient pas réels; à vrai dire, il se peignaient presque en permanence sur les traits de Jimy dès lors que Lara se trouvait dans les parages. Tu es tombé amoureux, n'est-ce pas? »

Elle avait consentit à les laisser passer d'un ton étrangement morne et tendu à la fois, alors même qu'elle se doutait déjà de la réponse à cette question.