2oo7

« Un regrettable accident... Non, nous l'ignorons... Peu de chances qu'elle retrouve un jour son état normal... C'est votre choix, mais il faudra subvenir aux frais médicaux vous-même, votre assurance ne vous suivra pas sur ce point ». Son regard bleu posé sur sa mère, allongée dans son lit d'hôpital et reliée à toutes sortes d'appareils étranges, Sutton n'écoutait qu'à moitié la conversation de son père avec le médecin. Les mains posées à plat sur la vitre en plexiglas qui la séparait de sa génitrice, la jeune fille ne pouvait détacher son attention de cette femme qu'elle avait connue si belle, si pleine de vie, et qui n'était désormais plus qu'un corps inanimé, une enveloppe charnelle vide et dépourvue d'âme. « Mort cérébrale » avait dit le chirurgien. A ce moment là, tout cela ne signifiait pas grand chose pour elle, mais elle comprendrait plus tard ce que cela voulait vraiment dire : les privations parce que son père, fou de douleur et d'amour, refusait de la débrancher de son assistance respiratoire et qu'il devait assumer tous les frais médicaux seul, les journées passées à l'hôpital, à parler à cette femme déjà morte en espérant qu'elle fasse un signe, un geste, n'importe quoi, le désespoir constant dans les yeux de son père et la disparition de ses sourires. Alors il avait fallu apprendre, apprendre à devenir une femme plutôt qu'une fillette, fouiller dans les tiroirs pour trouver les livres de recette de sa mère, mitonner de bons petits plats qui feraient à nouveau sourire son père et là, au détour d'une étagère, d'un tiroir branlant, ce n'était pas un livre de recettes qui était tombé entre ses mains...

Elle l'avait tourné et retourné dans tous les sens, ce vieux grimoire qui ressemblait pour moitié à un journal intime et pour moitié à un livre de sorcellerie. Si au début, elle ne l'avait pas vraiment pris au sérieux, ses nombreuses relectures la confortèrent dans ses premières intuitions. Ainsi, sa mère et ses ancêtres avaient été des sorciers, des émigrés de Salem lors des procès qui firent scandale en Amérique, et leurs traditions et leurs pouvoirs s'étaient transmis générations après générations, dans un secret relatif et dans une volonté de préserver la pureté du sang en ne se mariant et ne se reproduisant qu'avec des sorciers. Elle comprit également bien vite que sa mère n'avait pas respecté cette règle essentielle, grâce aux annotations de sa génitrice, les dernières rédigées du Livre des Ombres, car elle avait épousé un homme qu'elle aimait vraiment, un simple humain, qui s'était en fait révélé appartenir à une famille de chasseurs de sorciers. Avec un sourire, elle s'était dit que c'était une belle histoire, à la Roméo et Juliette, une tragédie qui serait un jour digne d'être racontée. L'histoire était en effet tragique mais il n'y avait plus personne pour la narrer à qui que ce soit. Ainsi, Alyssa, par amour pour son mari, avait dissimulé sa nature de sorcière aux yeux de tous, sans pour autant cesser de pratiquer en secret sa magie et quelle magie ! En feuilletant les pages avec attention, elle avait compris que sa mère était une adepte de la magie noire, une forme de pouvoir très puissante mais très dangereuse qui finissait par consumer l'âme toute entière, laissant le sorcier trop imprudent en état de mort cérébrale. Mort cérébrale, uh ? Trop étrange coïncidence, non ? Elle ne fut pas longue à faire le rapprochement. Etait-ce ce qui s'était passé ? Elle ne pouvait s'empêcher de le penser et elle pleura longtemps.

2oo9

« Doucement, tu me fais mal. » Sans prendre la peine de répondre, Taylor enfonça davantage la lame d'argent dans la chair de la jeune fille, traçant le dernier trait du pentacle sur la peau blanche rougie par le sang. Sutton réprima un gémissement et serra les dents, positionnant son bras dégoulinant de sang au dessus de l'erlenmeyer ébréché que Taylor avait sans aucun doute chapardé dans un laboratoire de chimie quelconque, serrant et desserrant le poing en rythme pour remplir le récipient plus rapidement. Ce n'était jamais vraiment agréable et, de son côté, elle préférait garder secret aux yeux des autres qu'elle donnait son sang à Anderson, même si la plupart n'étaient pas dupes, alors pourquoi le faisait-elle ? Les yeux rivés sur la flasque de verre, elle pensait en réalité au moment qui suivrait juste après, ces courtes quelques secondes pendant lesquelles Taylor prendrait son bras pour refermer ses cicatrices et où elle aurait l'impression de compter pour lui. Pourtant, en sentant le traditionnel vertige la prendre, elle ne fut plus si certaine que tout cela en valait vraiment la peine. « Tu sais... J'crois que je vais arrêter de faire ça... » Elle leva ses yeux bleu iceberg vers lui, guettant sa réaction. Il se contenta d'un sourire énigmatique, attrapant son bras avec une douceur improbable, si bien qu'elle le laissa faire sans la moindre crainte. Ce n'est que lorsqu'elle sentit les morceaux de verre de la fiole cassée s'enfoncer dans la peau, faisant couler encore davantage de sang, qu'elle comprit son erreur, se mordant les lèvres pour ne pas protester, se contentant de détourner le regard au loin. On ne quittait pas facilement ce cercle vicieux et on ne pouvait pas reprendre aussi aisément ce qu'on avait promis. Elle soupira, résignée. Tant qu'il avait besoin d'elle, c'était déjà bien, non ?


« Alors comme ça tu es une Sorcière ? » La voix de Camille qui s'élevait juste après la cérémonie de liaison du coven la tira de sa contemplation silencieuse de leur leader, Taylor. Elle esquissa une moue ennuyée et contrariée ; non, bien sûr qu'elle ne lui avait pas dit, quand bien même il était un de ses amis les plus proches. Comme sa mère, afin de ne pas blesser les sentiments de son père, elle avait fait son possible pour garder secret sa nature délictueuse. « Et moi qui croyais que tu tenais un peu à moi pour me le dire. » Et il s'était éloigné à grands pas, visiblement déçu d'elle. Sans comprendre, elle avait senti son cœur se briser et son âme se déchirer de la voir l'abandonner. « Camille ! Camille ! Attends ! » Sous les yeux des autres membres du Coven, elle s'était élancée à sa poursuite. « Je n'pouvais pas te le dire ! Camille, s'il te plaît ! » « Tu devrais m'oublier. » Et il était parti, pour de bon. Elle l'avait maudit, elle l'avait détesté, mais par dessus tout, il lui avait manqué. Longtemps. Elle en avait passé des heures à essayer de renouer le contact avec lui, entre deux interclasses, mais il n'avait rien voulu savoir, et la tension qui existait entre eux était palpable lors des réunions du coven. Sutton gardait les yeux baissés sans oser regarder Camille et Camille la fusillait du regard comme s'il n'avait jamais détesté quelqu'un autant. De dépit et de colère, elle s'était enfoncée encore plus dans les méandres sinueuses de la magie noire, devenue sa magie de prédilection à son tour, en souvenir de sa mère, et s'était encore plus confortée dans l'idée qu'elle était capable de ramener sa génitrice à la vie. Livrée à elle-même ou presque, chaque jour qui passe est un jour où elle meure un peu plus.