« Normalement, ils devaient être six pour que leurs pouvoirs prennent effet… »
« Attends Byron, t’essaye de me dire quoi là ? »
« Monte dans la voiture, Dante. »
« Et pour aller où ? »
Byron baisse le regard, ouvre la portière et disparaît à l’intérieur de sa Mégane CC, invitant à nouveau son frère à faire de même. Celui-ci ne tarde pas à le rejoindre, bien que toujours perdu et dans l'expectative de quelque explication. Il met le contact et allume aussitôt le poste radio, dans l’espoir de meubler le silence qui s’installe peu à peu entre eux. La musique se fait entendre, des sons de guitares qui n'adoucissent pas tant que ça les moeurs. Il enfile ses lunettes de soleil tout en dépliant le toit de l'engin.
« Bonnie est dans le coffre. »
« Qu... Quoi ?! »
« Elle m'a pris par surprise, j'ai cru qu'elle ne réagirait pas. »
« Qu'elle ne réagirait pas ? T'as quoi dans la tête ? Et tu lui as fait quoi, tu lui as tiré dessus ? Tu comptes faire quoi, Byron ? »
« Pour au moins une fois dans ta vie tais-toi deux minutes et écoute moi ! » Il lui jette un bref regard et se concentre de nouveau sur la route. Celle qui les attend promet d'être longue. « Nous avions tort, elle n'appartenait à aucun cercle. Elle m'a menacé, elle ne m'a pas laissé le choix. Et nous sommes tous les deux impliqués, on est deux rappelle-toi. Tu vas m'aider à l'enterrer. »
« Si j'ai bien compris on quitte la ville. »
« À moins que tu aies une meilleure idée ? »
« N'inverse pas les rôles, là ! C'est la dernière fois que je répare tes conneries... On va-t-on Mr Sarcastic ? »
« Je propose qu'on aille à Salem, Josh doit avoir besoin d'aide. »
Dante hoche brièvement de la tête et pousse un soupir empli d'exaspération. Il passe une main dans ses cheveux et finit par exploser de rire, un rire nerveux qu'il ne peut contenir. Mieux vaut en rire qu'en pleurer, n'est-ce pas ? Après tout, ce n'est pas tous les jours qu'on a le cadavre d'une sorcière dans son coffre. C'était pourtant si prévisible; depuis l'enfance, Byron avait toujours été le plus impulsif des deux. Tôt ou tard, le pire se serait produit... Puis, on ne peut pas prétendre garantir l'ordre parmi les sorciers sans y laisser quelques victimes. Mais des morts ! Avant ce jour, il n'avait jamais eu de sang sur les mains. Les choses ne sont pas si simples, dans l'histoire tout n'est pas ni tout noir ni tout blanc.
« On va d'abord faire une escale dans le désert. On brûle son corps et on l'enterre, et tout ça ne sera bientôt plus qu'un vieux souvenir. »
Par réflex, Dante se retourne et Byron regarde à travers le rétroviseur. Derrière eux, la route défile, le paysage change à mesure qu'ils s'éloignent de leur ville natale. Tous deux ne reverront plus Lincoln avant bien longtemps, pour sûr.

Les lumières de la pièce sont tamisées, et une forte odeur d’alcool émane du comptoir, décuplée par la chaleur ambiante. Nous sommes au beau milieu de Décembre et Josh a poussé le chauffage du Midnight Curfew au maximum. Pour Byron, la soirée ne fait que commencer et s’annonce chargée. Comme la plupart des Jeudi soirs, à vrai dire. Il s’occupe de préparer les cocktails et autres boissons tandis que Dante, lui, prend les commandes et encaisse. De la sueur perle déjà sur les front des deux frères, à la fois souriants et aux aguets. Dix-neuf heures à l’horloge, le juste milieu du happy hour. Pourtant ce n’est pas un adolescent en manque de Despé qui entre à ce moment symbolique, mais un homme. Il accroche le regard au premier coup d’œil. À peine pénètre-t-il le bar que Byron tourne la tête. Il est plutôt grand, une veste en cuir bon marché sur le dos, de celles qu’on achète le dimanche sur les étales de la 7ième , une casquette Boston, probablement dénichée avec la veste. Sa peau est matte et son regard est certainement aussi noir que ses cheveux crépus, mais des lunettes fumées le cachent.
« Qu’est-ce qu’on te sert, mon pote ? »
Le fan de Boston découvre ses dents. Pourries, dorées, repoussantes. Il s’approche du visage de Dante, et Byron retient soudain son souffle, un instant. Il tente de comprendre ce qu’il lui chuchote à l’oreille mais rien n’y fait. L’énergumène sort de son abominable veste un sac en plastique blanc qu’il lui tend. Après avoir retiré ses lunettes et planté son regard noisette dans celui de Dante, il s’éclipse comme il est venu : sans un mot. Dante baisse les yeux et semble confus, finalement il remarque son frère, qui cherche à comprendre. D’un léger signe de la tête il l'invite à le suivre dans la réserve.
« C’était qui, ça ? »
« Un ami de Josh, apparemment. »
« Il voulait quoi ? »
« Il m’a dit de prendre le sac… » il le lève. « et de le lui donner, sans poser de question. »
« … Et t’attends quoi pour l’ouvrir ? »
« Ben, il a pas précisé qu’on pouvait l’ouvrir. »
« Ni qu’on ne pouvait pas l’ouvrir. »
« Certes. »
« Bon, passe-moi ça ! »
Sans plus attendre, Byron lui arrache le sac des mains et déballe son contenu. Ses yeux s'écarquillent : Il s'agit d'une belle tablette de cannabis, fraîchement compactée. De quoi subvenir à leurs besoins pour des mois entiers...
« P*tain ! »
« Tu m'étonnes qu'il ait de la tune pour nous embaucher tous les deux. »
« Il va falloir qu'il nous explique, et puis... »
« Qu'il nous mette dans le coup ! »
« Tu lis mes pensées, petit-frère. »
« Booba va devenir notre nouveau meilleur ami. »
« Booba ? »
« C'est le nom du type qui nous l'a filé. »
Tout en refermant le sac, les Defoe explosent de rire. Ce n'est que lorsque le son de la clochette à l'entrée retentit qu'ils reprennent leur sérieux et retournent à leurs activités respectives, comme si de rien n'était.

Un soupir lancé aléatoirement dans le désert. C’est celui d’une femme, d’une jeune fille à bout de souffle. Ses poumons, sous ses deux jolis seins roses, sont comme deux ballons de baudruche dégonflés. Cela fait plusieurs heures qu’ils n’ont plus absorbé la moindre particule d’oxygène, plusieurs jours… Pourtant elle est toujours là, haletante, six pieds sous terre. Bonnie Deverell, recouverte de près de quatre mètres de terre et de sable rouge. Dans un murmure lancé dans le vent, elle agonise. Elle gémit juste assez fort pour se faire entendre. Elle tente de percer la commissure de ses lèvres d’un hurlement mais elle n’en a plus la force, plus maintenant…. Pourtant sa douleur ne tombe pas dans les oreilles d’un sourd. Les faibles vibrations de ses cordes vocales deviennent une torture pour celui qui écoute, juste au-dessus d’elle. Son rythme cardiaque augmente à mesure qu’il comprend. Elle est là, juste sous ses pieds, encore vivante. Elle avale la poussière, les pissenlits, les vers, consciente. Elle sait ce qu’il a fait et elle sait qui il est : elle a vu son visage. Elle a lu dans ses yeux, quand il la tenait par le cou, entre ses mains, et qu’il a mis un terme à sa vie. Lui, en a à présent le souffle coupé, et bientôt il manque d’air à son tour. Il asphyxie et tombe inconscient au sol, étendu au-dessus de sa victime. On se croirait dans un de ces bouquins de Truman Capote. Non, il ne peut pas se laisser ronger par ses démons. Par la sorcière qu’il a assassiné, comme des milliers d'autres avant elle ont été assassinées. On ne peut regretter ses actes qu’une fois qu’on est proche des limbes, quand on a le visage tourné face à notre jugement dernier. Il éclate de quelques sanglots, les seuls qui puissent lui échapper dans son état… Mais la tension s’intensifie lorsqu’il ferme les yeux et qu’il les rouvre à nouveau, pour découvrir le cercueil terreux de Bonnie qu’il vient de rejoindre. Son corps est dur et froid comme un bloc de glace. Un frisson lui parcoure l’échine, quand il s’aperçoit que ses deux yeux globuleux et accusateurs le dévisagent. Byron n’a pas seulement caché son corps, mais, inconsciemment, il s’est également enterré avec la macchabée. Le bruit du moteur retentit puis s’éloigne…
Crise cardiaque.
Réveil.